Considérations sur la campagne de 1815


La lettre« de une heure »


Il s'agit de cet ordre supposé avoir été envoyé à Grouchy (et lui confirmant l'attaque sur Wavre) mais additionné d'un post-scriptum mentionnant des prussiens aperçus sur les hauteurs de Saint-Lambert. Cet ordre pose plus de question qu'il n'en résout1. Le post-scriptum est douteux, le temps de transport est étrangement long. Certains le tiennent pour authentique, d'autres pensent que le post-scriptum est un ajout tardif (donc une falsification), Michel Damiens pense même que l'ensemble est un faux2.

Aurons-nous jamais le fin mot de l'histoire ? Toujours est-il que, objectivement, nous pouvons dire ceci :

Plusieurs auteurs3 ont cherché à savoir s'il est possible de voir les hauteurs de Saint-Lambert depuis Rossomme, et la réponse claire est qu'aujourd'hui c'est impossible. Y avait-il une trouée dans la forêt en 1815 ? Non, si l'on en croit Müffling4.

L'histoire fonctionne avec celle du fameux « hussard noir5 » capturé, et dont le caractère « très intelligent » consiste à trahir son camp à l'Empereur… Mais les prussiens n'ont aucune trace de cette capture et leurs reconnaissances n'ont fait part d'aucune présence française sur le parcours des troupes prussiennes.

D'autre part, comme dit précédemment, il n'y rien dans les manœuvres de Bonaparte qui montre qu'il a pris des mesures réelles contre l'arrivée de ce danger qu'il prétend avoir vu.

Le témoignage (tardif) de Marbot sur le sujet est incohérent sur les lieux et les heures, et de plus en contradiction avec ses écrits à sa femme (datés eux de l'immédiat après Waterloo).

Bref, la lettre de une heure reste un document douteux et je ne suis fort tenté de partager l'opinion de Michel Damiens, à savoir que c'est un faux.


Reprenons la chronologie des échanges entre Grouchy et Napoléon :

Samedi 17, « 10 heures (du soir) » : L'empereur envoie à Grouchy « un officier » pour lui faire connaître qu'il y aurait le lendemain une grande bataille et qu'il devait envoyer 7000 hommes à Saint Lambert. Ceci est un mensonge, Napoléon ignorait à cette heure qu'il y aurait une bataille le 18. A la même heure environ, Grouchy envoie son premier message, de Gembloux. Il y indique que la masse des prussiens semblent faire retraite sur Wavre et qu'ils pourraient vouloir rejoindre Wellington.

Dimanche 18, environ 02:00 : le message de Grouchy arrive au Caillou (dans ses mémoires, Napoléon date le message de Grouchy de 17:00 et son arrivée de 23:00, ce qui là encore est erroné). Napoléon dit de ce message qu'il indiquait que Grouchy était à Gembloux (ce qui est correct) et qu'il ignorait la direction prise par Blücher (ce qui est faux, nous venons de le voir). Curieusement, lorsque Napoléon prétend avoir alors envoyé un second officier pour répéter son ordre précédent, il place ceci à 04:00 (pourquoi avoir attendu 5 heures ? De toute façon il s'agit ici aussi d'un mensonge). Dans la réalité, Napoléon n'a fait aucune réponse au premier message de Grouchy. Seule explication cohérente : les nouvelles du maréchal étaient trop vague pour en tirer quelque chose et on allait pas envoyer un cavalier pour lui dire qu'on attendait simplement que Wellington lève le camp pour continuer la poursuite.

Dimanche 18, 05:00 : Napoléon prétend avoir reçu un second message de Grouchy, mais Grouchy n'a écrit son second message que vers 06:00. Ce soi-disant message ne semble avoir d'autre but que de montrer que Grouchy a traîné. Dimanche 18, 06:00, second message de Grouchy à Napoléon. il y confirme Wavre comme la destination des prussiens, informe qu'il a fait occuper Namur comme commandé, et s'inquiète de manquer bientôt de munitions6. On notera qu'à ce moment, si Napoléon sait où est Grouchy et ce qu'il fait, Grouchy ne sait ni où est le reste de l'armée française, ni l'emplacement de celle de Wellington, ni ce qui s'est passé la veille depuis les Quatre Bras. Bien que ni l'un, ni l'autre ne l'écrive, il semble bien que tous deux sont persuadés que la prochaine bataille aura lieu derrière et non devant Bruxelles (nombre de témoignages indiquent que ce sentiment était aussi celui des troupes).

Le second message de Grouchy atteint Napoléon vers 10:00. Même distance, même temps de transport. Il semble que ce soit ce message que Napoléon prétend avoir reçu à 05:00, ce qui est impossible. Cette fois, Napoléon y répond rapidement en confirmant l'attaque proposée sur Wavre et en informant (enfin) le maréchal de la bataille qui se prépare. L'heure de réception de cette réponse n'est pas claire. On parle en général de 16:00 (il fallait trouver Grouchy sur le terrain), mais il existe aussi des témoignages parlant de la réception d'un message vers 14:30, ce qui serait plausible. Dans ce message, on peut lire « Sa majesté désire que vous dirigiez vos mouvements sur Wavre »7. Nulle trace d'exigences du genre « immédiatement » ou « au plus vite ». Aucune trace des ordres soi-disant envoyés par deux fois dans la nuit d'envoyer des troupes sur Saint-Lambert.

Dimanche, entre 10:00 et 11:00 : Grouchy est à Sart-à-Walhain. Il y reçoit des informations précises sur les mouvements prussiens à et autour de Wavre. il les envoie immédiatement à Napoléon par La Fresnaye8. Encore une fois, l'heure de réception est difficile à déterminer, allant de 13:00 – 13:30 selon La Fresnaye, ou peut-être plus tard.

C'est « avant de donner l'ordre d'attaque » que Napoléon place la vision (invraisemblable) des troupes prussiennes à Saint-Lambert et l'épisode de la capture du hussard « très intelligent » porteur d'une lettre de Bülow à Wellington9. Il aurait alors ordonné le déplacement du corps de Lobau et des cavaliers de Domon de se porter « du côté de Saint-Lambert » et de choisir « une bonne position intermédiaire où il pût, avec dix mille hommes, en arrêter trente mille». A noter que Napoléon dit aussi « il était midi » et évoque correctement les combats d'Hougoumont. Il dit aussi plus tard que Bülow déboucha vers 14:00. On peut en conclure qu'il ne faut pas accorder trop de confiance au timing de l'Empereur.

Les cavaliers de Domon sont supposé avoir été envoyés en reconnaissance vers 13:00. Comment est-il possible qu'ils n'aient pas rencontré les prussiens ?

Par contre aucune mention dans les mémoires d'une lettre à Grouchy.

La rédaction de la « lettre de une heure » se placerait donc entre la réponse à Grouchy datée de 10:00 et l'arrivé du troisième message de Grouchy. Que dit cette lettre ?

« Vous avez écrit à l’Empereur ce matin à 6 heures que vous marchiez à Sart-à-Walhain. Donc votre projet était de vous porter à Corbais et à Wavre. Le mouvement est conforme aux dispositions de Sa Majesté qui vous ont été communiquées.
Cependant, l’Empereur m’ordonne de vous dire que vous devez toujours manœuvrer dans notre direction et chercher à vous rapprocher de l’armée, afin que vous puissiez nous joindre avant qu’aucun corps se mette entre nous. Je ne vous indique pas de direction, c’est à vous de voir le point où nous sommes pour vous régler en conséquence et pour lier nos communications, ainsi que pour être toujours en mesure de tomber sur quelques troupes ennemies qui chercheraient à inquiéter notre droite, et les écraser.
En ce moment, la bataille est engagée sur la ligne de Waterloo, en avant de la forêt de Soignes. Le centre de l’ennemi est à Mont-Saint-Jean ; ainsi manœuvrez pour joindre notre droite. »

Première question : pourquoi envoyer ce message ? A priori il ne s'est rien passé entre 10:00 et 13:00 qui justifie son envoi. Ensuite, les instructions sont contradictoires : il n'est pas possible pour Grouchy de manœuvrer à la fois en direction de Wavre et de se rapprocher de l'armée principale. Finalement, il semble y avoir un changement important de tactique : Grouchy n'est plus à la poursuite des prussiens mais doit protéger le flanc droit de Napoléon.

C'est évidemment là qu'il aurait fallu le mettre, mais comment expliquer qu'un ordre aussi important ne figure pas dans le registre ?

Vient ensuite le fameux post-scriptum :

« P.S. Une lettre qui vient d’être interceptée porte que le général Bülow doit attaquer notre flanc droit ; nous croyons apercevoir ce corps sur la hauteur de Saint-Lambert. Ainsi, ne perdez pas un instant pour vous rapprocher de nous et nous joindre, et pour écraser Bülow, que vous prendrez en flagrant délit. »

Outre l'aspect déjà discuté de la possibilité d'apercevoir les prussiens, les éléments qui rendent ce texte peu crédible sont nombreux :

• Il est, selon la version classique, 13:00. Napoléon sait que Grouchy devrait être à Wavre.

• Il sait aussi qu'un messager, par la voie usuelle, mettra quatre à cinq heures pour porter le message. Même s'il n'est pas au combat, le maréchal devra communiquer avec ses troupes, les faire changer de direction, rebrousser chemin jusque du côté de Moustier (Mousty), franchir la Dyle… Sérieusement, combien de temps tout cela prendra-t-il ?

Doit-on en conclure que l'Empereur a réellement pensé que Grouchy, plusieurs heures plus tard, pourrait arrêter Bülow , et qu'il en a été si persuadé qu'il n'a rien entrepris de son côté pour sécuriser sa droite ?

• La manière de dater ne correspond pas à celle des autres ordres de Soult.

• La lettre est datée « Du champ de bataille de Waterloo », mais cette dénomination (anglaise) découle de la communication de la victoire par Wellington, dans la nuit du 18 au 19. Pourquoi Soult l'utiliserait-elle le 18 en début d'après-midi ?

• De nombreux témoignages du 6è corps, mais aussi la version « Gourgaud » des mémoires (1818) confirment que Lobau fut surpris par l'arrivée des prussiens10, et que Napoléon ne voulut pas le croire au début.


Résumons : aucune reconnaissance française n'a vu les prussiens en marche. Le corps de Lobau, qui a bloqué l'avancée des troupes de Bülow, l'a fait en réaction à leur arrivée. Les cavaliers qui surveillaient le bois de Paris n'attendaient pas les prussiens et ont été facilement repoussés. Plancenoit n'était ni occupé, ni défendu, et Napoléon devra y envoyer la garde pour éviter de voir les prussiens tomber sur ses arrières.

Soit on admet que Napoléon a vu les prussiens et compris ce qu'ils faisaient, et alors personne n'a exécuté ses ordres correctement, et il n'y pas réagit alors que cela se passait sous ses yeux, soit on accepte que l'Empereur n'a pas perçu le danger, ni vu les prussiens, et qu'en conséquence il n'a rien fait de spécial pour s'opposer à un ennemi qu'il n'attendait pas.

La lecture des faits de Waterloo oblige à choisir la seconde option, pour laquelle tous les faits concordent, au détriment de la première, pour laquelle il faut tordre ces mêmes faits dans tous les sens pour arriver à les faire coller avec l'histoire que l'on veut raconter.

Mais si Napoléon n'a rien fait pour arrêter les prussiens sur le terrain, s'il n'en a parlé à personne, s'il a été surpris de leur arrivée… comment peut-il avoir envoyé un ordre dans ce sens à Grouchy ?

Finalement, jamais Grouchy n'a agit selon ce que lui demande le post-scriptum de la lettre de une heure. Ni dans son mouvement par Limale, ni dans ses mouvements du 19 au matin11.

Étant donné que rien de ce qui a été fait par aucun des acteurs sur le terrain ne correspond à ce que le contenu de la lettre de une heure aurait logiquement demandé de faire (l'envoi de nombreux messagers urgents, la mise en alerte de la droite française, l'avancée du corps de Lobau dans le défilé de Lasne, qui sait la redisposition d'une partie de l'artillerie pour « matraquer » la zone d'arrivée des prussiens, un mouvement de Grouchy dans la direction de Mont Saint-Jean), la conclusion de Michel Damiens paraît évidente : la lettre d'une heure est incohérente parce qu'il s'agit d'une création postérieure, un faux destiné à masquer le fait que Napoléon n'a jamais vu venir les prussiens.


1Bernard Coppens, « Waterloo les mensonges », page 315-329
2Michel Damiens, « La bataille de Plancenoit », page 133
3En particulier Bernard Coppens, « Waterloo les mensonges », page 192
4Coppens, Ibid., page 187. Müffling ajoute que les français auraient su que les prussiens arrivaient s'ils avaient envoyé une seule patrouille vers Lasne.
5Voir à ce sujet Bernard Coppens, Ibid., pages 378, 379
6Michel Damiens, « La bataille de Plancenoit », page 124
7Michel Damiens, Ibid., page 123
8Michel Damiens, Ibid., page 127
9Sur le site de la «Waterloo Association» (https://www.waterlooassociation.org.uk/2018/06/04/prussian-advance/), on trouve un descriptif du déplacement des troupes prussiennes de Wavre à Plancenoit. On y trouve ceci : « Eventually, around 4:30 p.m. a patrol arrived with a captured Prussian Hussar who readily revealed that the troops they could now see attacking Plancenoit were indeed Bulow’s Corps». Est-il possible que Napoléon ait déplacé à 13h00 cet incident de 16h30 ?
10Michel Damiens, Ibid., pages 78 à 80
11Michel Damiens, Ibid., pages 134 à 153

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