Considérations sur la campagne de 1815
On attendait Grouchy, mais ce fut Blücher qui arriva
Je reviens encore une fois spécifiquement sur le mouvement prussien, parce que c'est lui qui a déterminé l'issue de la bataille. Tout le monde, Napoléon le premier, en est conscient.
Si Napoléon avait prévu ce mouvement, il aurait dû l'empêcher. Et il en avait sans doute les moyens, avec les troupes de Grouchy et de Lobau. Mais comme son opinion était que « l'armée prussienne est complètement battue ; elle ne peut se rallier en trois jours1 », il n'a jamais imaginé ce que Blücher fera, et pour la même raison Grouchy, ni aucun officier français, ne le fera. Personne ne regarde sérieusement sur la droite du dispositif français.
On nous dit que l'Empereur était toujours soucieux de sa droite et qu'il y a vu arriver les prussiens. Si c'est vrai, alors l'Empereur a manœuvré de manière lamentable et ses troupes ont été en dessous de tout. Je maintiens que cette possibilité est invraisemblable et que la seule explication logique est que personne n'a vu arriver les prussiens (ce qui était d'ailleurs l'opinion jusque vers la moitié du XIXè siècle, ou des « témoignages » sont apparu contre-disant cette vision des choses).
Commençons par Napoléon : lorsque les prussiens apparaissent sur le champ de bataille, des témoignages nous confirment qu'il est surpris et commence même par refuser de le croire. Comment est-ce possible s'il avait vu, ou même craint leur arrivée ?
Après la bataille, il se rend bien compte que c'est sa plus grosse erreur. Il ne peut changer le résultat du combat, mais il va essayer de masquer ses erreurs. Dès le 20, dans le Bulletin, il prétend avoir su dès 9 heures (!) le 18 que les prussiens arrivent. Cette version est totalement invraisemblable :
A 9h, les troupes de Reille et la garde sont au mieux à la hauteur du Caillou. Elles seront à la Belle Alliance à 11h, après avoir fait la soupe (trajet, six kilomètres). Et on voudrait nous faire croire que les troupes de Lobau n'ont pas pu arriver au bois de Paris (environ 3 kilomètres depuis la Belle Alliance) avant 16h00 ? D'autre part, il n'y a nulle trace de ces prussiens qui arrivent dans la réponse faite à Grouchy à 10h00. Pourtant le minimum serait de signaler ce fait au Maréchal, qui aurait certainement envoyé de la cavalerie voir ce qui se passait du côté de Lasne.
Donc non, à 9h le 18, Napoléon ne sait rien du mouvement prussien.
J'ai déjà indiqué que, comme d'autres auteurs, je ne crois pas que la vue perçante de l'Empereur (ou de quiconque) ait permis de voir les prussiens sur les hauteurs de Saint-Lambert à 13h00. Il y a trop d'éléments bizarres dans la lettre de une heure pour qu'elle soit authentique telle que nous la connaissons. Faux total, original maquillé ?
En tous les cas, le post-scriptum ne tient pas la route : s'il est authentique, Napoléon sait maintenant qu'il y a un risque de voir arriver des prussiens sur sa droite. Ne rien faire pour en tenir compte serait incroyable de sa part.
Et pourtant il ne fait rien. Comme déjà dit, si Lobau avait eu pour mission d'arrêter les prussiens, il se serait placé là où il pouvait le faire : à la sortie du défilé de Lasne. Pas à un emplacement qui laissait l'ennemi se déployer, manœuvrer et attaquer les arrières par Plancenoit.
De plus, on sait bien que les troupes de Lobau ne faisaient pas face à l'arrivée des prussiens, mais bien aux lignes alliées du côté de Papelotte. Le redéploiement de Lobau se fait en réaction à l'arrivée des prussiens. Et il est si mal placé qu'il ne peut empêcher Bülow d'entrer à Plancenoit (qui a ce moment est encore désert).
J'ai encore lu récemment2 la critique selon laquelle Grouchy n'aurait pas pu ne pas voir les troupes de Blücher « défiler » sous ses yeux dans leur marche vers Mont Saint-Jean (l'auteur de ce texte allant jusqu'à accuser le Maréchal d'avoir trahi pour hâter la fin d'un régime qu'il savait sans avenir3).
D'une part, on sait que Blücher a fait en sorte que le déplacement se fasse sans attirer l'attention. Il est parfaitement conscient de la présence des troupes de Grouchy sur la rive droite de la Dyle. J'ai parcouru la route qui va de Wavre à Mont Saint-Jean (en 2023). Elle est assez vallonée, il est probable qu'en 1815 elle était aussi boisée. Il ne s'agit pas d'une promenade en bordure de Dyle! En tous les cas, aucun témoignage ni prussien, ni français ne fait état d'une observation (s'il y en avait eu une, elle nous serait certainement parvenue).
Par ailleurs. il est un peu facile de rejeter la faute sur Grouchy. Le 15, alors qu'il se prépare à attaquer les prussiens, Napoléon détache 40'000 hommes pour assurer sa gauche contre une arrivée de Wellington. Nous connaissons le résultat : la bataille des Quatre-Bras.
Les 17-18, Napoléon pourrait placer les 30'000 hommes de Grouchy entre lui et Wavre. Il le ferait probablement s'il s'attendait au retour des prussiens. Mais il ne s'y attend pas : il les a battu et ils sont hors de combat.
Mais cela va bien plus loin : selon Napoléon, mais aussi d'autres témoignages4, il y aurait eu « plus de trois cent chasseurs, battant l'estrade » dans les bois entre Plancenoit et Lasne. Des postes auraient été établi pour maintenir le contact avec Grouchy, notamment à Moustier. C'est lors de ces reconnaissances qu'on aurait capturé le fameux hussard noir…
Si l'on trouve étonnant que Grouchy n'ait pas vu passer Blücher, que dire de ce réseau de chasseurs ? Aucun d'eux n'a vu les prussiens. Et aucun prussien ne les a vu.
On sait que Blücher, dès la décision prise de marcher sur Mont Saint-Jean, a envoyé des patrouilles reconnaître la route. Certaines sont arrivées aux abords du champ de bataille de Waterloo. Aucune n'a vu de français. On pourrait encore admettre que ces patrouilles aient pu se cacher aux yeux des reconnaissances françaises, qui ne s'attendaient peut-être à voir personne, mais les prussiens, eux, auraient prévenu Blücher que les bois grouillaient de chasseurs. Mais rien, absolument rien, et d'ailleurs il n'y aura aucun contact entre les troupes prussiennes et les troupes françaises avant le bois de Paris.
Par contre, si l'on en croit la Waterloo Association, tant un major Thomas Taylor que Müffling peuvent venir tranquilement rencontrer Bülow à Chapelle Saint Lambert5!
Les prussiens débouchent sur le champ de bataille convaincus d'avoir réussi leur effet de surprise, et je suis convaincu qu'ils avaient parfaitement raison : toutes, absolument toutes les réactions sur place le montrent.
Et si tous sont surpris par l'arrivée des prussiens (à part Wellington évidemment), cela implique forcément que toutes les histoires qui racontent le contraire ont été inventées après coup.
Ajoutons que Napoléon est un militaire expérimenté. Lorsqu'il reçoit le second message de Grouchy (vers 10h00) et encore plus son troisième (vers 14h00, auquel il ne répond pas), il SAIT que le Maréchal ne pourra pas le rejoindre sur le champ de bataille. Conclusion : Napoléon n'a jamais attendu Grouchy6. Il semble toutefois possible que certaines troupes, comme celle de Marbot, aient cru l'attendre7.
1Müffling, cité par Bernard Coppens, « Waterloo, les mensonges », page 129
2https://www.philisto.fr/article-13-waterloo-l-enigme-grouchy.html, sous la plume d'un certain « Thibault »
3La bêtise de ce raisonnement saute aux yeux : pourquoi Grouchy se rallie-t-il à un régime auquel il ne croit pas ? Pourquoi sacrifier ses troupes dans l'attaque de Wavre ? Pourquoi effectuer une brillante retraite au lieu de déposer les armes ? C'est ce qu'à fait Marmont lorsqu'il n'y a plus cru, en 1814.
4En particulier de Marbot. Mais Dawson indique qu'il n'y a aucun document de 1815 pour appuyer ces allégations (« Napoleon and Grouchy », page 166)
5https://www.waterlooassociation.org.uk/2018/06/04/prussian-advance/
6C'est aussi l'opinion de Dawson (« Napoleon and Grouchy », page 309)
7Paul L. Dawson, Ibid., page 313