Considérations sur la campagne de 1815


Le 17 juin 1815


Toujours après avoir lu les manuels d'histoire, nombreux sont ceux qui s'étonnent de l'absence de poursuite de l'armée prussienne dans la nuit du 16 et surtout au matin du 17. Si Napoléon avait ordonné…

Maintenant, oublions les manuels, et revenons sur le terrain au soir du 16 juin : dans la nuit, les prussiens se replient. Ils se replient, ce n'est pas une déroute. Malgré les déclarations de victoire, les troupes françaises sont bien éprouvées également (il ne sera pas si facile de les remettre en route le 17 à la mi-journée1).

Mais surtout, Napoléon sait qu'il n'est plus maître du jeu : il est probablement beaucoup moins sûr de l'importance de sa victoire sur les prussiens qu'il ne le dit (mais je n'ai rien de concret pour appuyer cette opinion) et il est certain qu'il ignore tout de l'issue du combat de Ney.

Le simple fait que l'Empereur ait retardé de manière importante l'attaque de la garde à Ligny montre que, dans son esprit, l'hypothèse d'une défaite de Ney et d'une avancée de l'armée de Wellington est une possibilité parfaitement vraisemblable.

Le 17 au matin, Napoléon attend donc des informations qui lui permettraient de définir sa stratégie future. Il reçoit d'abord un officier envoyé par Ney – rassuré sur la tenue de son aile gauche, Napoléon veut savoir si Wellington est aux Quatre-bras. Une troupe de cavalerie y est donc envoyée.

Sur place, ces cavaliers tombent sur la cavalerie anglaise d'Uxbridge, avec laquelle ils croisent le fer brièvement. Ils rentrent ensuite au QG français pour transmettre leurs informations.

De son côté, la cavalerie de Pajol, envoyée dès la nuit chercher des informations sur les prussiens, a capturé une batterie prussienne sur la route de Namur. Ces huit canons sont envoyés comme prise de guerre à Napoléon. En fin de matinée, l'Empereur tire visiblement de ces deux informations des conclusions qui vont dans le sens de son plan2 – mais qui sont malheureusement pour lui fausses :

• Wellington est toujours aux Quatre-bras. En réalité, l'armée anglo-néerlandaise a déjà commencé à se replier. Le problème ici est que lorsque Napoléon réalisera cet état de faits, il n'en informera pas Grouchy, qui restera donc dans l'incertitude quand à la direction prise par Wellington. Il ne se doutera non plus jamais que les mouvements de Wellington et de Blücher puissent être plus ou moins coordonnés.

• Les prussiens se retirent bien « vers leurs bases », en l’occurrence Namur, comme le recommandent les règles traditionnelles pour une armée vaincue. En réalité le retrait prussien se fait en direction de Wavre, afin de maintenir le contact avec Wellington qui se retire en direction de Bruxelles3. Cette convergence des forces échappe à Napoléon (et à tous ses maréchaux et généraux).

Napoléon répond à ces nouvelles en scindant une nouvelle fois son armée : deux corps d'armée (les plus éprouvés de Ligny) sous Grouchy à la poursuite des prussiens, le reste rejoignant les deux corps de Ney pour combattre Wellington.

A l'heure du départ (et, soulignons le, la dernière fois que Grouchy aura des informations directes de Napoléon pour plus de 24 heures), que sait le Maréchal (à part qu'on lui a confié une mission qui ne lui convient pas vraiment) :

• Les prussiens vaincus et hors de combat pour quatre à cinq jours (dixit Napoléon) se retirent sur leurs bases, Namur et/ou Aix-la-Chapelle.

• Ceci dit, on ne sait pas trop où ils sont ni ce qu'ils font, il doit donc essayer de préciser ces mouvements et les intentions de l'ennemi.

• Il doit transmettre ces informations à Napoléon pour que lui, Napoléon, les analyse et en tire les enseignements nécessaires (c'est du moins ce qu'on lit dans l'ordre « de Bertrand »).

• Il doit, évidemment, éviter la réunion des deux armées ennemies.

Nous verrons plus loin que Grouchy a, si parfois de manière inadéquate, toujours essayé de remplir ses missions, quand bien même il a échoué pour ce qui est de la dernière.

De plus, Grouchy a été informé4 de la présence d'un corps prussien (celui de Thielmann) à Gembloux.

Si le corps de Vandamme est assez rapidement prêt à marcher, ce n'est pas le cas de celui de Gérard. Il semble que Grouchy ait personnellement dû se déplacer pour obtenir la mise en marche5. La mauvaise volonté des deux commandants de corps à accepter les ordres de leur maréchal est à relever durant toute cette partie de la campagne.

Il n'y a pas de route directe de Ligny à Gembloux (en 1815). L'orage qui éclate dans l'après-midi du 17 rend le cheminement à travers champ difficile, voire impossible pour l'artillerie. Le déplacement se fera donc par un chemin plus long.

On peut ajouter que dans la mesure où la présence d'un corps prussien est annoncée à Gembloux, Grouchy doit y faire parvenir ses troupes de manière groupées sous peine de prendre le risque de les voir détruites détachement par détachement.

Tout ceci explique la soi-disant « lenteur » de Grouchy, dont on ne peut pas comparer la vitesse de déplacement avec celle des troupes de Napoléon qui avançaient sur une bonne chaussée depuis les Quatre-Bras. J'ai lu également (chez Dawson) des critiques quant au fait que Grouchy avait envoyé le troisième corps (Vandamme) avant le quatrième (Gérard), qui avait donc dû attendre leur passage, et du fait que les troupes de Gérard avaient dû utiliser un chemin déjà défoncé par celles de Vandamme.

Visiblement, Grouchy a mis en marche les troupes prêtes en premier et celles qui marchaient le plus vite6 (rien n'indique que faire attendre à Vandamme que les troupes de Gérard soient parties aurait accéléré quoi que ce soit) et je ne vois pas non plus ce qui aurait changé si c'étaient les troupes de Vandamme qui avaient dû utiliser un chemin défoncé par celles de Gérard.

Mais bon, il faut visiblement dire que Grouchy a mal géré la chose, quelle que soit la raison. C'est d'autant plus surprenant que tous s'accordent à louer sa retraite après Wavre. Pourquoi un organisateur brouillon le 17 deviendrait un organisateur génial le 19 m'échappe.

Toujours est-il que lorsque Grouchy atteint Gembloux sous la pluie au soir du 17, Thielmann n'y est plus. Grouchy réunit ses premières informations et les fait parvenir à Napoléon (message de 22h reçu entre vers 2h le 18, ce qui nous indique qu'il fallait environ 4 heures pour porter un message de Gembloux au Caillou) : les prussiens ne se retirent pas vers Namur. Il semble qu'ils se regroupent vers Wavre.

Napoléon, de son côté, est arrivé aux Quatre-bras pour constater que Wellington n'y est plus. Il apparaît vite que l'armée alliée se retire en direction de Bruxelles par Genappe. Napoléon ordonne aussitôt la poursuite. Celle-ci est ralentie (comme d'ailleurs la retraite de Wellington) par le mauvais temps qui rend les champs peu carrossables. C'est donc essentiellement par la chaussée de Bruxelles que se font les déplacements. C'est une poursuite, et les troupes françaises s’égrainent sur la route, la plupart bivouaquant relativement loin de la Belle Alliance (près de Genappe pour la garde et le 2ème corps de Reille).

Vers 18h les avant-gardes françaises sont arrêtées par un puissant feu d'artillerie. Napoléon vient sur place se rendre compte. Il est trop tard pour forcer le passage (et il y manque probablement aussi les effectifs nécessaires). L'Empereur donne l'ordre de s'arrêter7.

Ici se place un moment crucial pour lequel nous ne semblons avoir aucun document clair indiquant la vision que l'Empereur a de la situation. Nous allons donc devoir comparer la version « classique » et les éléments factuels.


La vision classique

Mélange de nombreux écrits, avec des éléments des mémoires de Sainte Hélène, la version « classique » est peu ou prou celle qui a servi de scénario au film : Napoléon voit les troupes de Wellington établies à Mont Saint-Jean. Il rassemble son armée et établi un plan d'attaque pour le lendemain, mais la boue déjoue son projet et le contraint à attaquer à la mi-journée.

La suite des événements sera examinée avec la journée décisive, mais on peut ajouter quelques éléments parfois rencontrés dans cette version : l'envoi à Grouchy d'un ordre lui demandant du renfort (présent dans les mémoires). Une reconnaissance nocturne et des ordres aux unités de se rassembler (même source). La réunion matinale des officiers supérieurs et l'idée selon laquelle la bataille sera « l'affaire d'un déjeuner ».

Cette vision classique ne tient pas.


Ma vision

Lorsque Napoléon vient voir ce qui se passe aux avant-postes, il observe sans aucun doute que la position défensive ennemie est forte. Il n'y a pas de sens à l'attaquer, le soir tombe, le temps est mauvais et les troupes sont dispersées. Napoléon se retire au Caillou.

L'opinion générale dans l'armée française est que l'arrêt de Wellington ne fait que précéder son retrait vers Bruxelles par la forêt de Soignes8.

Que pense Napoléon ? Nous l'ignorons, mais nous avons une bonne idée de ce qu'il fait : il se repose, il reçoit des messages, en envoie. Rien, je répète rien, ne vient valider l'idée d'une reconnaissance nocturne. Le témoignage du mameluk Ali renforce cette idée9. Personne (à part l'Empereur dans ses mémoires10) ne parle d'une reconnaissance avant le 18 au matin.

Une reconnaissance du dispositif ennemi, c'est ce qu'il aurait fallu faire à l'aube d'une grande bataille. Qui peut penser que Napoléon aurait manqué à ce devoir stratégique s'il avait pensé livrer bataille. C'est là qu'est l'information essentielle : Napoléon gère les affaires de son armée comme si la poursuite allait continuer le lendemain. Je n'ai connaissance d'aucun ordre nocturne pour réunir les troupes. Si la bataille ne commencera le lendemain qu'à 11h30, c'est d'abord parce que les troupes ne sont pas sur place11. Les derniers soldats destinés à l'attaque de d'Erlon arriveront sur place alors que les premiers s'ébranlent12.

Je me suis longtemps demandé pourquoi le message de Grouchy (le message de 22h) arrivé pendant la nuit n'avait pas reçu de réponse. Certes, Napoléon prétend (il le faut bien) avoir répondu par une copie de l'ordre précédent à Grouchy, mais plus personne ne le croit13 : si l'Empereur peut ajouter des éléments dans ses mémoires, il ne peut pas supprimer des « preuves » autrement plus accablantes : lorsqu'il répond au second message de Grouchy le 18 à 10h00 (message dont nous avons la copie), Napoléon ne mentionne absolument pas le fait que le Maréchal a (théoriquement) reçu deux ordres de lui envoyer des renforts… et il n'en demande pas. Il semble d'ailleurs qu'il ait répondu par la négative à une demande de Soult de rappeler le Maréchal.

Nous avons par ailleurs nombre de témoignages14 selon lesquels Napoléon, à son lever, à fait envoyer à ses commandants l'ordre de reprendre immédiatement la poursuite – pourquoi aurait-il fait cela s'il s'attendait à une bataille ?

Recevant la réponse qu'il est impossible d'exécuter son ordre parce que l'ennemi n'est pas parti, l'Empereur va voir et il est visiblement perplexe : l'endroit ne lui semble pas convenir à une bataille, il ne l'aurait pas choisi. Il fait répondre de faire faire la soupe et  qu'« on verra bien à midi ».

Conclusion : au soir du 17, Napoléon est convaincu que Wellington se replie sur Bruxelles et qu'il ne s'est arrêté que pour reposer ses troupes et organiser la traversée du bois de Soignes. L'artillerie rencontrée est une arrière-garde qui quittera sa position avec l'armée ennemie.

Il n'envoie jamais de message à Grouchy (les messages seraient passés par les Quatre-Bras, en territoire contrôlé par les français. A supposer que le premier messager se soit perdu, il aurait certainement envoyé plusieurs messages en milieu de nuit – cela devient urgent ! Il est inconcevable que tous ces messagers aient disparu sans trace, et ne soient mentionnés nulle part).

Il n'envoie également aucun ordre nocturne à ses unités de poursuivre leur marche de nuit : aucun tel ordre n'est connu, aucun n'a trouvé son destinataire et aucun n'a été exécuté !

Il ne fait aucune reconnaissance nocturne parce qu'il ne voit aucune raison d'en faire une (il risque juste de se prendre une balle pour rien).

Du coup, l'absence de réponse au premier message de Grouchy est logique : le maréchal l'informe que les prussiens sont peut-être à Wavre. Il n'y a aucune raison valable de sacrifier un messager pour lui dire qu'on a rien à lui dire. La présence de Wellington à Mont Saint-Jean est considérée comme une halte temporaire et n'a donc a priori aucune valeur informative pour Grouchy.

Cette conviction que Wellington ne va pas se battre à Mont Saint-Jean est aussi celle des principaux officiers supérieurs de l'armée française, probablement de toute la troupe, et à fortiori du maréchal Grouchy s'il venait à examiner la carte entre Quatre-Bras et Bruxelles.


En résumé : Napoléon ne fait rien de spécial au soir du 17 et ne signale pas à Grouchy la présence de Wellington au Mont Saint-Jean parce que Napoléon n'y lit rien de spécial. Bonaparte dort (peu) la nuit du 17 au 18 juin 1815 sans savoir que la grande bataille aura lieu ce dimanche.


1Grouchy devra aller personnellement « secouer » le corps de Gérard.
2Michel Damiens, « La-foudre-enrayee-ou-le-plan-oublie-le-17-juin-1815 », page 119
3Lire Michel Damiens, Ibid., pages 23 et suivantes. Napoléon croit les deux armées ennemies séparées, mais elles sont en étroite communication et (presque) toujours au courant de la position de l'autre.
4Le corps de Thielman est surveillé par de la cavalerie française, sous les ordres de Berton puis d'Exelmans (Damiens, La-foudre-enrayee-ou-le-plan-oublie-le-17-juin-1815, page 93-95). Thielmann profitera de l'orage pour se retirer sans trahir la direction de son retrait (Wavre), Ibid. page 182 et suivantes.
5Paul L. Dawson, « Napoleon and Grouchy », page 134
6Ibid., page 154 : si un reproche de lenteur doit être fait, c'est à Gérard et à son corps.
7Bernard Coppens, « Waterloo, les mensonges », pages 101 à 103
8Il y a pour cela de très nombreux témoignages. On peut lire Bernard Coppens, « Waterloo, les mensonges », pages 102 à 111
9Bernard Coppens, Ibid., Page 105 : « la nuit, il dormit peu, étant dérangé à tout moment par les allants et venants ». Si l'Empereur était parti en reconnaissance, on le saurait !
10Cet élément est absent le la version « Gourgaud » de 1818. Elle apparaît dans la version 1820, avec force détails (inventés). Bernard Coppens, Ibid. page 107. Bel exemple de manipulation de l'histoire...
11Dans les mémoires, page 69, autre mensonge de Napoléon, qui prétend avoir eu ce soir là avec lui les 1er, 2è et 6è corps, ce qui n'est pas le cas.
12Michel Damiens, « L'attaque du premiers corps », page 10. Notons que Damiens accepte l'idée que Napoléon a planifié sa bataille la nuit (page 33), cela tout en admettant qu'aucun tel ordre n'est connu et que le premier qui fixe les conditions dans lesquelles il compte attaquer est l'ordre de 11h00. Nous avons vu que tout indique que Napoléon n'a pas pris conscience de la situation avant le matin du 18. De sa part, espérer mettre ses troupes en place avant 09h00 serait surprenant ! Quoiqu'il en soit Napoléon, en cours de matinée, estime l'heure à laquelle ses troupes seront prêtes à 13h00 (Ibid., page 40). Ça fait quand même 4 heures de retard, mais Napoléon ne semble pas s'en agacer 
13Bernard Coppens, « Waterloo, les mensonges », pages 114-116
14Bernard Coppens, Ibid., pages 126-127

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